15 aout 2022

Militante indépendantiste de la première heure, écrivaine et poétesse, militante pour le droit des femmes…, Déwé Gorodé est partie rejoindre ses ancêtres ce dimanche 14 août. Une grande perte pour le pays et pour tous ses proches

Déwé Gorodé est décédé dimanche 14 août à l’hôpital de Poindimié à 73 ans des suites d’une longue maladie… Elle qui, comme tant d’autres, a milité sans relâche pour l’indépendance kanak, sera partie sans l’avoir vue rejoindre Marcel, Marc et tous les autres membres de sa famille déjà partis au pays des ancêtres.. Une de plus à la longue listes des militant·e·s parti·e·s sans avoir eu le bonheur de voir l’indépendance pour leur pays en raison des trahisons des gouvernements français successifs.

Par cette image à Saint-Malo, le 25 mai 2012 à l’occasion du Salon des grands voyageurs où elle avait été invitée, je veux me souvenir de Déwé en terre bretonne, autre pays où les langues locales ne furent pas toujours reconnues par l’État français et nous avions parlé de la visite de Jean-Marie Tjibaou dans les écoles Diwan où je l’avais accompagné à l’époque, dans la deuxième moitié des années 1980 (https://www.diwan.bzh).

Ce fut pour moi l’occasion de nous promener entre Saint-Malo et le Cap Fréhel où je suis, pour lui faire découvrir un peu la Bretagne des Côtes d’Armor, et de partager un repas avec ma mère et mon fils (Déwé allant cueillir quelques fleurs bretonnes sur les deux autres photos). Ces images pour lui rendre un dernier hommage.

Illustration 1

Déwé Gorodé à la recherche de plantes bretonnes (28 mai 2012) © I. Leblic

Illustration 2

Déwé en Bretagne au cap Fréhel (28 mai 2012), au moment du salon des grands voyageurs à Saint-Malo © I. Leblic

Toutes mes pensées vont à son fils Téâ Pûrûê qui a pris soin de sa mère avec amour et dévouement pendant de longues années.

Déwé était pour moi une tantine, une grand-mère pour mon fils…

C’est une grande perte pour le pays kanak, elle qui a milité depuis toujours pour l’indépendance, le droit des femmes et pour une citoyenneté partagée. Elle était aussi une poétesse et une écrivaine du Pacifique, une défenseure aussi des langues kanak, dont le paicî et l’ajië, ses langues natales. Elle fut à l’origine de la création de l’Académie des langues kanak et de la diffusion de l’enseignement des langues dans les établissements scolaires calédoniens par deux lois de pays (voir ci-dessous).

Au message annonçant son décès aux amis communs, Anne Tristan m’envoie ce message :

« Pour toutes les femmes du monde abusées, violentées, pour tous les peuples premiers en lutte pour leur liberté et la reconnaissance de leur culture, Déwé Gorodé est une source d’inspiration et d’espérance. Les traces qu’elle laisse resteront longtemps lumineuses pour ceux qui veulent les regarder. Je suis malgré tout triste de son départ. » (email du 15 août 2022)

Une rencontre importante

J’ai rencontré Déwé à la suite des événements de 1984 lorsque je suis arrivée pour la première fois à Cii, à Ponérihouen, où elle résidait avec son mari Marcel Pourouin et ses deux enfants, Albert et Marc, en juillet 1985. Elle y avait fondée une École populaire kanak suivant les consignes de boycott de l’école coloniale du congrès FLNKS de Nakéty de février 1985. Avec Mehdi Lallaoui et Luc Tutugoro, nous étions en transit entre deux conventions FLNKS pour préparer les élections régionales du statut Fabius, celle de Houaïlou pour la région Centre et celle de Wagap pour la région Nord, vers juillet 1985. Nous avions dormi au village de Ponérihouen, puis au matin nous sommes allées rendre visite à Déwé.

Déwé disait souvent qu’elle n’aimait pas les « …logues », terme par lequel elle désignait bon nombre de chercheur·e·s le plus souvent métropolitains qui pensaient en savoir plus sur les Kanak que les Kanak eux-mêmes. Mes premières rencontres étant en tant que militantes anticolonialistes et membre de l’AISDPK ont sans doute grandement influé sur nos relations. J’aimais à croire qu’elle ne me mettait pas dans le même panier que tous ces « logues » car nous nous rencontrions en France (salon du livre de Paris à plusieurs reprises, salon du livre insulaire de Ouessant en 2002 où nous étions toutes deux invitées, salon des Grands voyageurs de Saint-Malo, ou lors de ses passages à Paris pour aller accompagner un groupe de femmes kanak visiter les femmes du Mali…) ou nous partagions de longs moments au pays, notamment à la maison à Cii où j’ai passé de nombreux mois de mission, en famille. Elle passait aussi du temps à parfaire mon écriture des patronymes et toponymes paicî lors de mes enquêtes généalogiques (années 1990).

Militante de l’indépendance kanak et de la défense des femmes

Militante kanak de la première heure, elle avait fondé en 1974 avec Gaby Moentéapo et Élie Poigoune le « Groupe 1878 » qui préfigura en partie le Palika (parti de libération kanak) dont il fut membre actif durant de nombreuses années. Elle avait aussi créé avec Nidoïsh Naisseline, en 1969, les Foulards rouges, mouvement né sous l’impulsion d’étudiants kanak rentrés de métropole après Mai 68 (en particulier de Nidoïsh Naisseline avec des Kanak surtout originaires des îles Loyauté que sont les groupes Atsai d’Ouvéa, Ciciquadry de Lifou, Wayagi de Maré). Création également du Groupe 1878 par des jeunes de la Grande-Terre, dont Élie Poigoune, Gabriel Moentéapo, Edmond Koataida, Gaston Bélouma, Raoul Boacou, Baptiste Chanéné, Déwé Gorodé et Sylvain Néa ; Déwé Gorodé était aussi membre des Foulards rouges et en fut d’ailleurs la première présidente (voir https://doi.org/10.4000/jso.9574). Déwé était la cadette de Nidoïsh de trois ans et ils avaient été emprisonnés en même temps (voir la photo p. 123 les montrant tous deux au pied du tribunal lors de leur procès du 5 novembre 1976, voir https://doi.org/10.4000/jso.7855). C’est Maître Jean-Jacques De Félice qui avait assuré leur défense.

En juillet 1975, elle participe à la création du Parti de libération kanak (palika) qui rassemble des indépendantistes radicaux. Ils appellent à l’émancipation, si besoin par la lutte, et reprennent des thèses marxistes se prononçant pour la mise en place après l’indépendance d’un système d’économie collectiviste. Parmi ses membres fondateurs figurent Nidoïsh Naisseline des Foulards rouges, Élie Poigoune, Gabriel Moentéapo, Edmond Koataida, Déwé Gorodé et Sylvain Néa (du Groupe 1878) (voir https://doi.org/10.4000/jso.9574).

En novembre 1979, avec Yann Céléné Uregei, Roch Déo Pidjot et André Gopéa, Déwé Gorodé se rend à l’ONU pour le Front indépendantiste tout nouvellement créé. Elle fit de nombreuses deux autres voyages pour défendre la cause kanak à travers le monde.

Militante aux Foulards rouges, puis au sein du Groupe 1878, l’auteur kanak Déwé Gorodé était aussi, pour ces mêmes raisons, farouchement opposée au festival Mélanésia 2000 de 1975 car les militants du PALIKA (Groupe 78, Foulards rouges) y voyaient une folklorisation de la culture kanak et un contrôle de l’État sur l’identité kanak :

« […] les premiers contacts que nous avons eu avec Jean-Marie Tjibaou, c’était pour la préparation du FestivalMélanésia 2000, avec lequel le Groupe 78 n’était pas du tout d’accord. Je me souviens d’une réunion qu’on a eue avec J.-M. Tjibaou pour lui exposer notre point de vue. On n’a pas du tout participé au Festival. On a même dénoncé le Festival. On ne comprenait pas pourquoi on allait faire danser les Kanak là-bas alors qu’on aurait mieux fait de leur parler des revendications de la terre, parce qu’une fois qu’ils auraient dansé là-bas, pour les touristes, le lendemain ils retourneraient dans leur tribu avec les problèmes d’alcool, de chômage. Pour nous, ce n’était pas le moment de les voir danser. » (Gorodé, 1998 : 77)

Ses responsabilités au gouvernement

Sa première élection date du 9 mai 1999, à l’assemblée de la province Nord. C’est l’une des premières femmes élue dans cette assemblée. Du 3 avril 2002 au 13 novembre 2002, elle fut vice-présidente du deuxième gouvernement en tant que FLNKS-UNI-PALIKA avec Pierre Frogier (RPCR) président. Puis du 28 novembre 2002 au 9 mai 2004, elle fut dans les mêmes fonctions du troisième gouvernement toujours sous la présidence de Pierre Frogier. Elle fut ensuite membre des quatrième et cinquième gouvernement, toujours vice-présidente, respectivement le 10 juin 2004 et du 24 juin 2004 au 23 juillet 2007, sous la présidence de Marie-Nöelle Thémereau (Avenir ensemble). Puis, une nouvelle fois vice-présidente du septième gouvernement (21 août 2007-10 mai 2009) de Harold Martin président (Avenir ensemble).

Au sein des gouvernements successifs de Nouvelle-Calédonie, elle fut en charge de divers secteurs, qui vont de la Culture, la Jeunesse et Sports…à la condition féminine, la solidarité et de la citoyenneté. Elle fut aussi en charges des Affaires coutumières et des relations avec le Sénat coutumier. Elle a été l’une des chevilles ouvrières de la mise en place des signes identitaires et de l’enseignement des langues vernaculaires prévus par l’accord de Nouméa, grâce à des lois de pays. Cela aboutit notamment à la création de l’académie des langues kanak (17 janvier 2007) et à la mise en place du comité de pilotage pour les signes identitaires (dessins des billet de banque, hymne national, devise, drapeau et nom du pays) et instauration du 24 septembre, jour de deuil kanak car anniversaire de la prise de possession de 1853, en jour de la citoyenneté partagée. Malheureusement, aucun consensus n’a pu se dégager sur le drapeau et le nom du pays.

Ne disait-elle pas déjà en décembre 2004, en tant que vice-présidente du gouvernement de Nouvelle-Calédonie chargée de la Culture, Condition féminine et Citoyenneté au Centre culturel Tjibaou à Nouméa en introduction au colloque CORAIL 2004 Lieux communs et représentations dans le Pacifique insulaire (Nouméa, 1er-3 décembre 2004) :

« être Âji Âboro, Dö Kâmo ou être véritablement humain, c’est aussi être prêt à partager avec les autres, “victimes de l’histoire[1]” d’hier et citoyens de notre pays de demain. […] sur notre chemin vers la citoyenneté […], “l’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun”. » (Nouméa, Centre culturel Tjibaou, 1er décembre 2004, cité in Leblic, 2007 : 271)

Elle s’est rendue le 2 février 2006 à Paris au vComité des signataires de l’accord de Nouméa, sous la présidence de François Baroin, ministre de l’Outremer. Les signataires présents sont : Pierre Frogier, Bernard Deladrière, Harold Martin, Paul Néaoutyine, Victor Tutugoro, Charles Pidjot et Rock Wamytan. Les présidents de province (Philippe Gomès pour le Sud et Hneko Hnepeune pour les Îles), du congrès et du gouvernement (Déwé Gorodé, vice-présidente) avaient été invités. Cette fois-ci encore, quatre délégations sont présentes : deux côté indépendantiste, conduites respectivement par Paul Néaoutyine et Charles Pidjot et, deux côté non-indépendantiste, menées par Pierre Frogier et Harold Martin. Parmi les questions traitées, il est celle du corps électoral spécial pour l’élection du congrès et des trois assemblées provinciales qui dure depuis 1999. À l’ordre du jour également, les transferts de compétences, la modification de la loi organique du 19 mars 1999, l’emploi local et l’immigration, les contrats de développement 2006-2010 et les projets miniers industriels. Sur cette dernière question, tous ont noté l’aboutissement du préalable minier qui constituait un enjeu politique majeur.

Écrivaine et poétesse kanak

Dans cette société à tradition orale, Déwé a choisi de s’exprimer par ses écrits, que ce soit des poèmes ou des romans, peut-être parce qu’il était aussi plus difficile à une femme de prendre la parole à cette époque… Mais cela ne m’empêcha nullement de militer dès son plus jeune âge.

Elle avait fait des études de lettres en France à l’université de Montpellier où elle obtint une licence de lettres modernes en 1973, puis fut enseignante de français dans le privé, au lycée catholique Thabor du Mont-Dore en 1974-76, puis à Do Neva, lycée protestant à Houaïlou qu’elle quitta en 1985 pour fonder l’EPK de l’Embouchure. Elle y retourna en 1988 jusqu’en 1996 où elle enseigna alors au lycée public de Poindimié (1996-1997). Elle y enseigna aussi les langues et cultures kanak, notamment paicî. Alors élue à l’assemblée de la province Nord et donc au congrès du territoire à Nouméa, elle donne des cours d’histoire de la littérature du Pacifique et de littérature mélanésienne contemporaine à l’Université de la Nouvelle-Calédonie (1999 à 2001).

Le 9 novembre 2009, elle a reçu l’insigne de Chevalier des Arts et des lettres.

Mi-octobrebre 2013, elle est venue pour l’inauguration de l’exposition Kanak, l’art est une parole au musée du Quai Branly. Nous devions la rencontrer pour parler d’Ataï pour un film en cours. Ce fut l’occasion d’une rencontre filmée avec elle, Mehdi Lallaoui et moi-même. Elle nous fit faire une visite commentée de l’exposition, en s’arrêtant ici et là devant tel ou tel item pour nous le commenter. Résultat, devant la richesse de tout ce que nous avait raconté Déwé, nous en avons fait un film Ancêtres kanak à Paris diffusé par la Société des océanistes.

Illustration 4

Déwé Gorodé faisant la visite de l’exposition Kanak. L’art est une parole mi-octobre 2013 © I. Leblic

Bon voyage chère Déwé au pays des ancêtres. Nous ne t’oublierons jamais et tu auras marqué de façon forte et indélébile la lutte indépendantiste, les luttes des femmes et les luttes citoyennes. Ton parcours exemplaire force le respect de toutes et tous.

Isabelle Leblic, Fréhel, 15 août 2022

[1] Depuis la table ronde de Nainvilles-les-Roches (juillet 1983), qui rassembla, dans un but de réconciliation des communautés du territoire, des représentants notamment du RPCR, de la FNSC et du FI, le FI puis le FLNKS parlent des “victimes de l’histoire” pour désigner les personnes nées sur le territoire dont l’un des parents au moins y est né.

Références citées

Lallaoui Mehdi, avec Isabelle Leblic, 2013. Ancêtres Kan ak à Paris. Musée du quai Branly, 2013. DVD Cinéma des Océanistes 1, Société des océanistes (http://www.oceanistes.org/oceanie/boutique/ancetres-kanak-a-paris/).

Leblic Isabelle, 2018. Chronologie de Kanaky Nouvelle-Calédonie (1774-2018). Version revue et augmentée en 2018, Journal de la Société des Océanistes 147 pp. 529-564 (https://doi.org/10.4000/jso.9574).

Leblic Isabelle, 2017. Miscellanées : Itinéraire d’un « grand chef » kanak indépendantiste, Journal de la Société des Océanistes 144-145, pp. 345-352 (https://doi.org/10.4000/jso.7855)

S Blandine, 1998. Entretien avec Déwé Gorodé, Notre Librairie. Revue des littératures du Sud : Littérature de Nouvelle-Calédonie 134, pp. 75- 86.